Isabelle Laffont, l’héritière affranchie
Isabelle Laffont doit autant ses succès d'éditrice à son intuition qu'à son expérience. Jean-Christophe Grangé, Dan Brown, Delphine de Vigan ont ponctué une carrière, portée par la passion des belles histoires. Rencontre
Isabelle Laffont, comment a débuté votre histoire aux Éditions JC Lattès ?
J’ai pris la direction des éditions JC Lattès en 1995. À l’époque, c’était une maison qui était quasiment en faillite en raison du départ des fondateurs et de nombreuses allées et venues qui ont suivi. Le groupe Hachette, à qui appartient la maison, se posait même la question de la fermer. Et puis finalement, ils ont pensé à moi, ce qui était, à titre personnel, un beau challenge. Je venais des Éditions Robert Laffont, où, pendant une quinzaine d’années, j’avais travaillé avec mon père et de nombreuses autres personnes. J’avais déjà touché plusieurs métiers : le droit, le service des manuscrits, les livres étrangers… Quand mon père a pris sa retraite, Bernard Fixot est arrivé. Je ne me suis plus sentie tout à fait à ma place.
Vous parlez d’une maison en faillite. Cela aurait pu être un cadeau empoisonné…
L’univers de l’édition est un milieu assez étroit, où les gens se jalousent un peu, et j’avais un double handicap : celui d’être la fille de Robert Laffont, mais aussi d’être la femme de Richard Ducousset, qui commençait à faire une belle carrière chez Albin Michel, dont il est par la suite devenu directeur général. J’étais donc un peu entre deux eaux après mon départ. C’est à ce moment-là que j’ai rejoint le groupe Hachette, à mi-temps, au Livre de Poche d’abord, puis chez Grasset pour faire une collection. Notre collaboration se passait très bien et au bout d’un an, ils m’ont proposé JC Lattès, parce qu’ils n’avaient trouvé personne. Ça n’a pas été un choix évident pour moi. Richard était contre, pensant que c’était très compliqué et dangereux pour nous. Et puis finalement, je me suis dit qu’on n’allait pas me proposer ce genre de choses plusieurs fois. Une maison d’édition, en plus dans ce contexte, avec mon nom, je ne pouvais pas refuser, il y aurait eu trop de regrets. J’y suis allée et je suis très fière de ce que j’ai construit. J’ai constitué une équipe : mon frère Laurent est venu me rejoindre ainsi que Karina Hocine, une directrice littéraire qui débutait dans l’édition. En 20 ans, nous avons fait de JC Lattès l’une des maisons leader du groupe Hachette, alors qu’on partait de très bas.
Peut-on parler d’héritage familial, avec un père éditeur ainsi qu’un frère et une sœur ayant également fait de belles carrières dans le milieu ?
Cela s’est fait très naturellement, sans diktat. Notre père n’était pas obsédé par la filiation, ou par l’idée d’une grande dynastie comme chez Gallimard ou Flammarion. On n’a jamais été élevés dans ce principe là car il pensait, à juste raison, que ce n’était pas lui qui décidait de la suite des affaires. Il n’y avait donc pas la pression d’une dynastie familiale, ou d’intérêts financiers à préserver.
Ce qu’il nous a transmis, en revanche, c’est son goût de la lecture, son ouverture sur le monde et une curiosité très éclectique, sans snobisme et sans parti pris. Notre père pouvait autant s’intéresser à un parcours inouï comme celui d’Henri Charrière pour Papillon, qu’aux grands romans anglo-saxons qu’il a été le premier à lancer sur le marché français, avec des auteurs comme J. D. Salinger, F. Scott Fitzgerald ou Graham Greene. Il a été très novateur dans des univers très différents.
Comment êtes-vous, à votre tour, venue à l’édition ?
J’ai commencé à travailler à mi-temps aux Éditions Robert Laffont. Un peu pour voir. En fait, ça me correspondait bien et j’ai rapidement eu quelques coups de passion. Mon premier emballement a été pour le roman plutôt décapant de Bertrand Blier, Les Valseuses. Un bouquin assez choquant pour le public un peu sage de l’époque. Je l’ai défendu mordicus pour l’imposer et ça a été un succès. Petit à petit, j’ai rejoint la maison à plein temps, puis je me suis un peu plus concentrée sur l’étranger.
Pourquoi ce choix de la littérature étrangère ?
J’ai toujours beaucoup aimé la littérature anglo-saxonne, avec des auteurs qui ont un style et une démarche littéraire forte, mais qui privilégient le travail de conception de l’intrigue, d’une époque, avec une recherche littéraire également. C’est une littérature qui raconte de vraies histoires. La tradition française est plus intimiste, plus dans le respect de la langue pure et dure, des recherches de langage et de style, parfois au détriment de l’histoire.
Quel rôle jouez-vous chez JC Lattès aujourd’hui ?
Je suis présidente et éditrice. J’ai été directrice générale de la maison JC Lattès jusqu’en 2014. Puis j’ai souhaité prendre un peu plus de recul, parce que finalement j’avais mené à bien mon combat. Il y a deux ans, je me suis dit que j’avais envie d’un peu plus de liberté, tout en étant toujours passionnée par l’édition. J’ai transmis à mon frère Laurent la direction générale et me suis ainsi libérée du rôle de manager, des relations groupe, etc. Mais j’ai conservé mes responsabilités éditoriales au sein de la maison. Je continue de m’occuper de mes auteurs, d’en chercher de nouveaux, et j’ai finalement le meilleur de ce métier. Ma passion de ce métier vient avant tout de la lecture, de la découverte d’un auteur et du plaisir de vibrer sur un texte. C’est donc un retour aux sources.
Pouvez-vous nous raconter le quotidien d’un éditeur ?
Un éditeur a plusieurs missions. La première est de lire les manuscrits qui lui sont envoyés. Chez JC Lattès, on reçoit entre 4 000 et 5 000 manuscrits français par an, ainsi que tous les manuscrits étrangers. Il faut trouver ce qui nous touche dans cette énorme production. La plupart du temps, j’en reçois une quinzaine par semaine et il faut que je choisisse les deux que je vais emporter à lire le week-end. Pour les livres étrangers, je peux m’appuyer sur les résumés et les recommandations des agents. Dans les faits, un éditeur n’a pas de temps, en journée, pour lire les livres. Il va surtout échanger avec tous ses services, recevoir les auteurs, déjeuner avec eux. Ma mission est aussi de travailler avec les auteurs sur l’état des manuscrits. Par exemple, leur faire revoir une fin trop abrupte, ou un début trop explicite…
Vous travaillez beaucoup sur les textes avec les auteurs ?
Quand les manuscrits arrivent ils ne sont pas parfaits, mais il y a quelque chose. On sent très fort quand une histoire fonctionne ou quand le style est très puissant. Il faut donc en discuter avec l’auteur, lui dire que c’est bien mais qu’il y a encore du boulot à fournir. Tout ce travail là, on apprend à le faire au fur et à mesure des années et de l’expérience. Ensuite, il faut convaincre nos équipes que c’est un bouquin génial…
Qui décide de la publication d’un ouvrage ? Qui a le dernier mot ?
Les décisions, ici, se sont toujours prises assez facilement. On a un comité de lecture, mais qui permet surtout de se tenir au courant. On se fait confiance mutuellement. Moi je ne demande à personne d’autre qu’à moi-même l’autorisation de publier un livre. Si j’ai un enthousiasme très fort, je ne me pose pas la question. Si c’est un livre étranger, je veille juste à ne pas entrer dans des enchères qui rendraient l’économie du livre complètement déficitaire dès le départ.
Vous travaillez beaucoup sur des romans étrangers. La tâche est-elle très différente ?
Avec un auteur étranger, il n’y a pas de travail sur le texte. La plupart du temps, on reçoit une version déjà travaillée. On achète les droits via des agents, qui mettent plusieurs maisons d’édition en concurrence. Une fois les droits achetés, il y a l’étape de la traduction sur laquelle il a tout de même de la révision à faire. Puis il y a le choix du titre, qu’il faut soumettre à l’auteur, ainsi que la couverture, tout comme on le fait avec les auteurs français, pour être sûr qu’ils soient en accord avec notre choix.
Comment se décide le choix d’un titre ?
C’est toujours fait en concertation avec l’auteur. Souvent on les trouve tardivement, c’est rare que le manuscrit ait tout de suite le bon titre. Par exemple pour le livre de Marc Dugain, La Chambre des Officiers, le premier titre était Le Canard et le Masticateur. Pas vraiment sexy ! On a beaucoup cherché, et lors de ma dernière relecture, je me suis dit « ils sont toujours dans cette chambre des officiers, on va l’appeler comme ça ». C’est un bonheur quand on trouve un bon titre, et qu’en plus ça marche. Mais, de temps en temps, on ne trouve pas le bon titre et on s’en veut, car celui-ci fait vraiment partie du livre.
Je me souviens aussi m’être battue avec mon père pour le titre La Firme de John Grisham. J’étais jeune et je m’occupais de ce bouquin que j’avais acheté un peu par hasard. Je me disais d’ailleurs que j’avais peut-être fait une erreur. Le titre anglais était The Firm, et je disais à mon père qu’on ne pouvait pas garder La Firme, parce qu’en français ça ne voulait rien dire. Ça n’était pas un mot qui était utilisé dans le milieu des affaires. Il a été fort en me disant que j’avais tort parce que c’était en train de devenir une sorte de marque, avec le succès du livre qui commençait aux Etats-Unis. J’étais folle de rage, pensant qu’on allait nous reprocher de ne pas parler français. Finalement, c’est lui qui avait raison puisque c’est passé comme une lettre à la poste, et la firme est en plus un mot qui est rentré dans le langage courant.
Justement, parlons d’intuition et d’instinct. Pourquoi un manuscrit va retenir votre attention plus qu’un autre ?
Tout d’abord le sujet. Il faut qu’il soit original, qu’il m’emporte. Et il ne faut pas que ce soit la copie conforme d’autres livres. En ce moment je ne peux plus supporter les suspens psychologiques, il y en a trop ! Il faut aussi que ce soit un livre où j’apprenne quelque chose, qui me fasse voyager dans un univers et un monde différent. Et il faut que quelque chose se développe dans l’empathie avec les personnages, qu’on soit emportés par leur destin, c’est très important. Et puis le ton du livre. C’est pour ça que j’aime les livres anglo-saxons aussi, j’ai besoin qu’il y ait de l’humour, de la distance, de l’intelligence. C’est ce qui fonctionne chez moi. Je suis avant tout mes intuitions et mes bonheurs de lecture. Bien sûr on acquiert aussi une certaine expérience, sur les sujets qui vont toucher un public à un moment donné. Mais on se trompe beaucoup aussi.
On dit qu’il y a plus de lectrices que de lecteurs pour les romans. Du coup, est-ce que le fait d’être une éditrice est un atout ?
Je le pense. Pour les romans en tout cas, ça compte. On est plus sensibles à des histoires émouvantes, un peu fortes et qui font voyager.
Et dans le milieu de l’édition, quelle est la place des femmes ?
Comme partout, il y a eu toute une période, surtout en France, où les grandes maisons d’édition étaient dirigées par des hommes. C’est de moins en moins le cas aujourd’hui. Il y a Sophie de Closets chez Fayard, Muriel Beyer chez Plon ou encore Teresa Cremesi chez Belfond. En tout cas, on voit de plus en plus de femmes à des postes importants. Chez JC Lattès d’ailleurs, sur les vingt-six collaborateurs, on compte seulement cinq hommes. Mais c’est vrai que c’est aussi un métier qui attire moins la gent masculine, car ce n’est pas un milieu où l’on gagne beaucoup d’argent, à moins d’être vraiment au top. C’est avant tout un métier de passion.
Les enjeux ont un peu évolué ces dernières années avec l’essor du digital. Avez-vous l’impression que le métier a changé entre vos débuts et aujourd’hui ?
Le média est secondaire. Maintenant l’édition numérique apporte un plus, c’est vrai. C’est rapide et un peu moins cher pour l’acheteur. Si c’est l’avenir ? Peut-être parce que les gens sont de plus en plus collés à leurs écrans. Mais pour l’instant ça ne représente que 6 % du marché français, ce qui est tout petit. Aux États-Unis et en Angleterre, cet usage est plus marqué avec au moins 40 % des ventes qui se font sur le numérique. En France, nous avons encore un puissant réseau de libraires, et les gens restent très attachés aux livres papier. Ce n’est pas la même jouissance. L’attention est différente aussi, elle est plus volatile sur une tablette que sur un livre. Mais sur le fond, rien n’a changé. Ça reste raconter une histoire, ça reste le talent, la langue, l’imagination, l’empathie. Les recettes restent les mêmes.
Pouvez-vous nous parler de votre plus grande fierté d’éditrice ?
Il y a tellement de livres que j’ai adorés, c’est un peu compliqué. Ma fierté d’éditrice, c’est d’abord d’avoir transformé cette maison qui était moribonde, en une grande maison. D’un point de vue littéraire, j’ai été heureuse, l’année dernière, de publier cette trilogie de Jim Garnav, qui est un vieil auteur anglais, que l’on connaît mal en France. Malheureusement, chaque tome ne s’est pas vendu à plus de 3 000 ou 4 000 exemplaires. Mais j’en suis très fière. Un des premiers livres que j’ai publié aussi ici était Bande de menteurs, de la poétesse américaine Mary Karr. Un livre racontant sa vie, dans l’Amérique profonde, c’était absolument génial. Mais j’ai eu beaucoup de bonheur, j’ai été passionnée par tous mes bouquins.
Vous êtes aussi l’éditrice de la trilogie Cinquante nuances…
Je me suis tout autant amusée avec E. L. James, d’une façon différente. On a senti que c’était le bon moment pour le sortir. Finalement ce livre racontait ce que les jeunes femmes d’aujourd’hui désirent, entre l’amour rêvé et l’amour physique, avec cette difficulté d’avoir les deux à la fois. C’était un thème extrêmement actuel et vu par une fille. C’était une aventure drôle, dont je ne rougis pas, parce que je trouve que c’était bien. Un livre féministe même, d’un certain côté, car il revendique le droit au plaisir physique des jeunes femmes d’aujourd’hui, qui souvent passent à côté, en tout cas dans leurs premières expériences du plaisir, parce que tout est trop rapide, tout est bousculé.
D’ailleurs ça a lancé tout un mouvement derrière…
Et pas toujours pour le mieux ! Comme souvent, un succès entraîne plein de déclinaisons, et celles-ci ne sont pas forcément à la hauteur de l’original. Mais c’est inouï de voir aujourd’hui ce genre de livre apparaître sur les listes des best-sellers. Auparavant, jamais cela n’aurait été possible. Je pense qu’il faut aller avec son époque. Ce que je me dis toujours, c’est que tout ce qui amène les gens à la lecture est bien. Si les jeunes filles lisent ça, et que ça les fait rêver ou les amuse, peut-être qu’après elles liront Kate Atkinson ou autre chose. Pour moi la lecture reste le meilleur de tout. Parce qu’elle permet de voyager sans bouger, de s’oublier, d’apprendre. C’est un moyen de divertissement et de connaissance fabuleux. Et beaucoup moins passif que d’autres choses : on crée dans sa tête, on imagine, on vibre.
Quel est votre livre préféré ?
Si je parle de mon enfance, mes livres favoris étaient ceux de Jane Austen et des sœurs Brontë, ainsi que les grandes aventures d’Alexandre Dumas. Aujourd’hui, en dehors de mes propres livres, j’adore Michel Houellebecq, ainsi que Ian McEwan, un auteur anglais merveilleux. Lisez Samedi, c’est un très grand livre. Dernièrement, j’ai aussi eu un vrai coup de cœur pour le dernier livre d’Anthony Doerr, Toute la lumière que nous ne pouvons voir, qui a eu le prix Pulitzer l’année dernière. Sublime bouquin.
Retrouvez l’interview d’Isabelle Laffont par Sarah Berger dans
le Volume 2 des Confettis, à télécharger gratuitement.
Crédits photos ©François Rouzioux
À suivre
Une recette pétillante par Eleonora Galasso